BERNARD LAMARCHE VADEL - Editions de la Différence -1987 Lorsque les premiers tableaux de Eric Dalbis sont apparus au centre d'un cercle assez restreint d'abord d'amateurs, ils ont suscité un certain nombre de questions. Ces questions pour une part tenaient à la nature elle-même du travail qui se proposait, à son ambigüité, à l'orgueil et à la modestie qu'il dénotait de la part du créateur de ces œuvres. Mais pour une autre part, une large part, l'œuvre naissante de Dalbis suscitait une série d'interrogations sur la valeur, sur le bien fondé de sa démarche, en regard du contexte où elle est apparue, contexte à partir duquel chacun tentait de l'identifier. Et pour cause, en 1983, il n'était possible de juger que d'une présentation de quelques tableaux, sans précédent ; depuis lors, et à l'occasion d'un certain nombre d'expositions, outre une adhésion beaucoup plus large d'amateurs très distingués qui a contribué à l'enterrement de la question de la valeur de la démarche, relayée par la valeur réelle des objets dans sa traditionnelle fonction d'occultation ; ces différentes expositions ont eu deux effets : faire valoir la permanence de l'activité du dessinateur à côté de celle du peintre, mais aussi et surtout établir les premiers tableaux et ceux qui s'ensuivent dans le degré d'un même processus, d'un paradigme exclusif. Que pouvait-on donc y discerner dans ces premiers tableaux connus et quel sens aussi devait-on en déduire pour peu que l'on soit bienveillant à l'égard du risque que prend tout jeune artiste à porter au regard d'autrui le fruit de ses pressentiments ? Enfin, dans le contexte très confus du début des années 80, mais n'est-ce pas la grande lettre de noblesse de l'art du XXe siècle que d'avoir sciemment créé et entretenu la confusion, dans ce contexte donc, quelle fut, et comment Dalbis entretient-il la réplique par laquelle il entend se soustraire aux prescriptions de ce contexte ? A un degré sans doute tout à fait inédit, qui a ses raisons sociologiques et économiques, depuis une dizaine d'années nous sommes confrontés dans le cadre de la production artistique à la compossibilité de tous les genres, de toutes les manières, dans une gigantesque procédure de réduction de la diachronie, de l'histoire, dans la souveraineté supposée de la présence et de l'immédiateté. Autour de la question récurrente dans le XXe siècle du réalisme, nous avons pu observer comment, sur la base de quelques exemples bien choisis d'académisme : Baselitz, Richter, Cane, Chia ..., un important mouvement de pensée s'est déclaré pour affirmer le bouclage de toute tentative expérimentale. Il s'agit bien ici d'un nihilisme arrogant et contempteur à l'égard de l'art du XXe siècle dans son ensemble, au profit de l'esthétique, de la norme et de l'identification spontanée, c'est à dire au profit de la question et de la réaffirmation dogmatique du primat de la beauté comme finalité intrinsèque de l'art. La datation des premiers ouvrages de Eric Dalbis quant au sens du processus qu'il a engagé est de la plus grande importance, de la même manière que le contexte de cette datation, le début des années 80, surdétermine beaucoup l'interprétation ambigüe que l'on a pu faire de son ouvrage. A l'époque, la question dont l'écho n'a cessé de rouler jusqu'à présent, était et demeure celle de l'affirmation renouvelée du sens de l'acte artistique et donc de sa destination, et ce, en regard d'une nouvelle position sociale de l'art. En fait, il s'est agit d'une double commande synchronisée, et Dalbis qui avait reçu l'enseignement du formalisme catatonique français et qui était aussi parfaitement au courant du déclin de l'art conceptuel ne pouvait échapper à cette double pesée qui s'exerçait de diverses manières sur l'ensemble du corps intellectuel, artistes compris. Pour une large part, et venant du milieu artistique lui-même, sous la forme de mouvements et tendances, mais aussi d'expositions et déclarations, nous avons été confrontés, et les jeunes artistes, en première ligne, plus que quiconque, au déploiement international, confus certes et associant des données contradictoires, mais bien opérant, d'un gigantesque rappel à l'ordre. A ce titre et pour nous en tenir à la France, il n'est pas douteux que les "Considérations sur l'état des Beaux-Arts" de Jean Clair résument en un ouvrage, au prix il est vrai d'un certain nombre d'approximations et d'amalgames, la requête ultra-réactionnaire, voir même obscurantiste en faveur de la beauté, du savoir-faire classique, des modèles et de la signification. Cette plaidoirie en faveur d'une renaissance fondée sur l'identification des valeurs supposées éternelles de l'art, il est vrai, tombait à pic, en regard de destinataires jusqu'à présent inaperçus de la scène culturelle, qui au fil des années s'organisaient en véritable pouvoir de jugement et de décision. Cette masse inculte mais argentée issue de la croissance économique des années 60, après l'électro-ménager, le confort automobile, et le charme des résidences secondaires, à la faveur d'abord du pattern-painting puis du retour au réalisme, réclamait sa part d'aisance visuelle, son supplément atmosphérique de représentation des pouvoirs nouveaux qu'elle s'octroyait dans le domaine qui lui avait précédemment échappé des représentations culturelles, ou qu'elle avait plus simplement encore négligé pour ne pas dire méprisé. Dans une même vision exclusivement consumériste la société moyenne succédant à la bourgeoisie soucieuse de décorer ses intérieurs, réclamait et obtenait de ses propres fils des symboles de sa nouvelle visibilité et de la visibilité surtout de son pouvoir d'achat. Le puérilisme systématisé à résonnance onirique néo-surréaliste de Blais, Chia et autres libres figurateurs figurait d'abord cette réconciliation historique de l'art et du public, au prix d'un abaissement de l'art au registre de l'inculture de ses commanditaires, au prix d'un abaissement de l'art dans la réactivation d'images laborieuses dont la seule nécessité est de justifier le référent de leur élaboration, à savoir la pratique du bel ouvrage, dont ces œuvres à vertu consensuelle n'offrent qu'un communiqué abrégé et sécurisant sur sa nature ancienne et dépassée. Et plus encore historique que cette réconciliation et cette synchronicité entre l'émission d'objets d'art et leur réception populaire, est historique ce clivage nouveau et fortement reconstitué entre art d'expérimentation et art d'attraction. Lorsque Eric Dalbis dans le début des années 80 en raison de son âge, consacre son existence à l'art, c'est, comme il est normal, à une réflexion approfondie sur le contexte où il va opérer qu'il se livre. L'art d'expérimentation certes demeure, mais il est vrai, à l'ombre des grandes figures des années 60 dont les œuvres commencent alors seulement à trouver un écho, sans que l'on ne puisse vraiment considérer dans ce domaine un mouvement d'une ampleur comparable au sein de la nouvelle génération qui trop souvent cède aussi à la facilité de remettre au goût du jour les innovations antérieures. Ce qui a pour conséquence de favoriser davantage le rappel à l'ordre académique qu'il soir néo-classique ou néo-moderniste qui bientôt triomphe. Il me semble que la considération d'ensemble à partir de laquelle Dalbis va commencer à formuler sa voie propre se concentre sur le caractère spectaculaire de la visibilité pelliculaire et donc immédiate de l'art de son époque ou qui se prétend telle. Il y pressent une entreprise de communication spontanée sur la réalité close de la représentation induisant une adhésion linéaire, impatiente, stable et heureuse de l'objet. Or cette entreprise d'affichage communicant la valeur acquise par avant de l'art au profit d'une image sociale de l'art en sa valeur fondamentale de ressaisissement d'une signalétique paralysée, son geste premier est de la récuser, y préférant beaucoup la difficile expérience de ce que Freud nommait l'attention flottante. Ce n'est pas tant par l'oeil mais plutôt par l'oreille que j'imagine Dalbis faire son entrée dans l'art ; à l'écoute de la situation en laquelle il va prendre place pour y entendre deux linéaments profonds, largement présentés en termes contradictoires, pour une part l'œuvre du mouvement moderne à parachever, et d'autre part la question de la figure qui fait aujourd'hui retour sous le sceau du réalisme. Et en regard des tableaux exécutés en 1982 et 1983, j'imagine toujours Dalbis se mettre en retrait dans cette contradiction, n'y pas succomber par quelque prise de parti, mais par une distance toute mentale volontairement prise avec l'époque, laisser venir à celui qui ne veut rien maitriser, rien élucider, ni rien démontrer, l'écho des contradictions de l'époque. Retrait, distance, attente, dès ses débuts, tout l'ouvrage de Dalbis apparait comme un seul et même effort pour faire valoir, décrire presque, comment le sujet de la peinture n'est pas montrable, et tout à fait imprésentable, parfaitement monstrueux, absolument indigne de faire figure. Et le tableau tel que le conçoit Dalbis, est aussitôt le plan générique d'une somme de tentatives et d'influences menées par le peintre pour établir la silhouette d'une figure, le tableau lui-même, dont la figure, ce qui est peint, se retire, prend distance, fait signe de l'attente qui la constitue de l'autre côté du tableau. On le voit bien, il me semble, et dès ses débuts, le souci du peintre n'est pas de réussir des tableaux, encore moins de prétendre à quelque beauté, critère parfaitement dépassé, son souci n'est que d'inscrire l'expérience d'une voie vers la figure, et d'inscrire la vérité de ce cheminement vers ce que Dalbis pense ne pouvoir être qu'un échec, la répétition d'un échec central grâce à quoi toute fois le tableau demeure crédible. Sans doute est-ce la demande normale, banale, infantile, régressive, toujours reformulée par la société, demande accélérée aujourd'hui aux artistes que de défendre un point de vue sur le visible et faire varier ce point au fil d'une somme de tableaux. Reste que la dignité d'un artiste confondue au sens même de son entreprise est non seulement de résister à cette offre, mais de faire valoir que seuls comptent à ses yeux les confins du visible qu'il expérimente et par quoi l'invisible devient concevable ; et pour s'y tenir sur ces confins, il n'est point tant besoin de visibles gesticulations imaginatives que de se tenir au degré du processus d'accès à la défection du visible au terme de l'élaboration des conditions de présentation de ce retrait ou de cette chute, de ce miraculeux échec qui est la signature vraie d'une œuvre moderne. En ce sens, si l'on veut situer quelque peu l'expérience de Eric Dalbis dans une famille d'esprit animée par la même exigence, la même modestie de s'en tenir à un processus exclusif, le même orgueil de considérer que la vérité de leur conception justifie qu'il n'y aura jamais à démontrer leur maîtrise, c'est à Giacometti et Klein que l'on songera, à Morandi et Opalka. Ce processus de conduite d'un tableau à travers ceux qui s'ensuivent fut et demeure pour Dalbis le moyen d'expérimenter des recours plastiques, de tester des positions de lignes et de couleurs, de mesurer des hiérarchies d'intervention, de sonder la valeur des transparences et celle des opacités. Car au fil du processus exclusif en forme de déclinaisons des états d'une même attente de l'apparition d'une figure en forme d'échec inéluctable dans la figure du tableau, le peintre a beaucoup déambulé, a accueilli un grand nombre de situations de regard vers l'obscur objet que désigne l'ouvrage du tableau sans pouvoir l'atteindre tout en ne cessant de s'astreindre à rechercher les moyens d'y parvenir. Ainsi s'agit-il d'une recherche illimitée d'indices qui affecte toutes les composantes de l'organisation interne du tableau. Le périmètre de la surface, déjà, n'a jamais été sur, appartient-il à la surface ou est-ce l'indice premier du cadre inaugural de la représentation ? Dalbis n'a pas cessé sur cette question exposée déjà par les tableaux de Giacometti d'éprouver les propriétés du contour premier. Et sur toute la durée de ces années écoulées on observe le lent mouvement d'un échec nomade mais sans cesse repris à se satisfaire d'un site. Tantôt c'est le cadre réel du tableau qui se dilate et envahit la surface en s'y multipliant par tracés concentriques, tantôt le cadre est une périphérie inerte que le peintre tient en valeur de matérialisation d'une distance, d'une frontière dont il tente de figurer l'éloignement intérieur en s'activant à la promotion d'un plan central surimposé au fond du tableau. Mais on le voit bien, entre la géométrie et le plan d'intervention s'intercale en permanence un débat qui prend la forme d'une respiration latérale, d'une variation pneumatique autour de la décision impossible à prendre de fixer une étendue qui serait celle du tableau pour s'y conformer. Parce qu'il doute du tableau, et parce qu'il doute du plan, et parcequ'il doute de la pertinence du contour, Dalbis en est peu à peu venu à considérer qu'il pouvait établir les indices concertés d'un sujet, le corps ou les corps en fuite, pourvu que l'acte même d'établir puisse bien être perçu dans l'ordre du pur provisoire. Ainsi pour exprimer plus clairement encore sa volonté de ne s'en tenir qu'aux indices d'une probabilité, le peintre dans les tableaux en cours depuis deux ans a-t-il fait basculer l'indétermination latérale du contour dans une indétermination frontale du plan.L'indétermination latérale était encore à maints égards trop consistante en inspirant la promesse d'une topographie interne à l'échelle du cadre réel. Désormais Dalbis abandonne vers le centre supérieur du tableau un site aux contours aléatoires ou indécis, dont la forme générale s'apparente souvent à un trapèze dont la base est une oblique irrégulière. Ce plan, outre qu'il inspire la profondeur atmosphérique qui décline la matrice stratifiée de l'apparition de ce qui se retire et va disparaitre, un corps ou des corps, sur ce qui se retire, ce plan en tant que tel surimpose son profil, apparition encore, une tête, mais comme voilée d'un suaire. Il n'y a pas de doute qu'il était bien imprudent et tout à fait faux de songer que l'expérience menée par Eric Dalbis puisse relever d'un néo-classissisme. La raison en est que le classicisme n'est jamais une expérience mais une effectuation selon les règles de l'art d'un modèle global et invariable auquel l'artiste n'a le choix que de se soumettre. Les ouvrages présentés par Dalbis en leur valeur centrale d'expérimentation répétée de la catastrophe du retrait des règles de l'art et de la nécessité d'en inventer de nouvelles qui ne valent que pour l'oeuvre qui les expérimente, ces ouvrages représentent l'angle le plus vif de la modernité. Reste que ce n'est sans doute pas sur ce seuil que l'on prévoyait la relance du projet moderne, c'est toute l'originalité du projet de Eric Dalbis que d'avoir éclairé ce seuil indiscernable jusqu'à lui. |