DANIEL ABADIE – 1992 Les icônes muettes d' Eric Dalbis Longtemps, dès son origine connue, la peinture d' Eric Dalbis fut celle du souvenir : non qu'elle tentât alors de fixer les traces d'une vie encore à son commencement mais plutôt parce que, délibérément, son oeuvre se voulait mémoire non seulement de son parcours, de sa lente maturation mais aussi de tout ce qui, dans la peinture qui l'avait précédée, en avait autorisé les moyens . L'émergence de la figure, à la fois brutale et brouillée, souvent effacée puis finalement incisée dans la peau du tableau concentrait alors tous les problèmes qu'à contre courant de la plupart des artistes de sa génération , abordait alors la peinture d' Eric Dalbis : le rapport de la forme et du fond, l'image et son incarnation picturale et, d'abord cette invention d'un espace par laquelle l'homme a, depuis ses premières marques, formulé, de façon toujours différente, sa vision et sa connaissance du monde . Dans ce temps du travail d' Eric Dalbis, la figure semblait générer les successives enclaves qui l'enchâssaient à la manière de ces échos concentriques que produit, à la surface de l'eau, la chute d'un quelconque corps . Un travail de glacis, une matière picturale lumineuse et vernissée, la préciosité des couleurs conféraient à l'image du corps inscrit un caractère intangible, une distance, où pouvait se lire, de manière analogique, le rapport au modèle établi par le peintre . C'est que, loin de se référer à la réalité immédiate , l'oeuvre de Dalbis renvoie en fait aux distorsions, aux maniérismes de certains dessinateurs italiens du XVIème siècle -de Pontormo en particulier - , à ceux pour qui le corps, même figé dans le temps immobile du tableau, est d'abord mouvement et expression . Cette implication physique que l'art moderne ne cessera, pour une grande part, d'affirmer – de la touche impressionniste aux drippings de Jackson Pollock - , Dalbis en propose non la mise en oeuvre immédiate , mais l'illustration par le biais de ces figures déhanchées, de ces groupes engagés en un concours passionné et d'apparence érotique . C'est qu'il s'agit pour le peintre de retracer, dans le geste sinueux qui marque la figure sur la toile, cette alternance de l'apport et du retrait, de l'affirmation et de l'effacement qui, jusqu'à la couche finale, a nourri le corps de la peinture . Figure métaphorique, le dessin ne vient pas ainsi se superposer comme un ultime voile à la surface du tableau mais , par un grattage rageur, en révèle en fait les dessous, met à nu la chair même de l'oeuvre . Ainsi inscrite dans l'épaisseur de la couleur, la figure inaugure avec l'espace qui l'enserre un rapport différent : elle n'y participe pas, elle se contente de lui donner sens . Pour la même raison , Eric Dalbis a naturellement privilégié - à de rares exceptions près – ces formats verticaux communément appelés '' figure '', et qui soulignent la dimension iconique de ses oeuvres . Parce que l'image qui la révèle est d'abord référence au corps et au mouvement plus qu'à un phénomène narratif, la peinture de Dalbis partage en fait avec l'expression abstraite la plus radicale l'essentiel de sa problématique . Champs colorés déterminant par leur seul pouvoir de vibration lumineuse leur emplacement et leur masse dans le tableau, l'oeuvre peinte d'Eric Dalbis se construit à la manière des compositions par régions sonores de musiciens comme Stockhausen et participe, selon les propres termes du compositeur, d' ''un projet d'unification'' dont le principe ''ne relève pas du collage'' . Tout tient en effet, dans la peinture de Dalbis, à l'équilibre de ces masses colorées dont la justesse est le résultat plus de l'intuition que du calcul, de la remise en cause que d'un plan établi. C'est ce mécanisme du travail où chaque masse colorée se voit tour à tour affirmée , puis contredite par l'apposition d'une nouvelle couche qui masque la précédente sans l'oblitérer, jusqu'au précaire équilibre final, qui confère à l'oeuvre d' Eric Dalbis cette émouvante tension qui la rapproche de celle de Mark Rothko . Comme ce dernier en effet, Dalbis voit dans la couleur la double acception du mot médium : tant la qualité matérielle de la peinture dans son exercice de recouvrement que la dimension métaphysique qu'il suggère et qui fait surgir la lumière d'un au-delà de la toile . L'éclaircissement continu de la palette du peintre est lié à ce rôle fondamental pour structurer l'espace progressivement accordé à la couleur . Aux effets dérivés du clair-obscur de ses premiers tableaux où dominaient les ocres, les rouges pourpres, les terres, se sont substitués de périlleux équilibres de couleurs claires, souvent acidulées , et dont la crudité savamment dosée rappelle plus les couleurs des maîtres italiens révélées par les nettoyages et les restaurations que l'efficace mise à plat des variations contemporaines sur la monochromie . C'est que si elle entend s'inscrire dans son époque et mettre en oeuvre ses plus exigeantes expériences , la peinture d' Eric Dalbis ne veut pas pour autant oublier qu'elle s'inscrit, comme l'oeuvre de tout novateur, dans une tradition différente et des filiations qu'il lui est en charge de réinventer . C'est en ce sens qu'il faut lire ses tableaux les plus récents, exempts de toute inscription, de tout signe, abstraits pourrait-on dire, si justement la logique de l'oeuvre ne suggérait dans ces plages colorées un potentiel surgissement de la figure . Les voiles de couleurs qui constituent désormais l'oeuvre sont alors le linge de Véronique avant l'empreinte qui va le révéler, le miroir de la peinture à l'instant où le travail du peintre se constitue en une oeuvre aboutie . Car le problème que depuis son origine soulève la peinture d' Eric Dalbis est celui de la signification du geste de peindre . Dans une époque antérieure, les ressources iconographiques de la peinture classique – auxquelles faisaient jusqu'alors ironiquement référence ses citations de peintres maniéristes – auraient permis au sens du sacré qu'elle met en oeuvre de trouver son évidente formulation. La destruction de ses codes, depuis le début du siècle, sous l'action conjuguée de Duchamp et de Malévitch, oblige désormais les peintres à formuler autrement cet instant où le tableau cesse d'être application de pigments pour devenir peinture, inoubliable icône . Ce mécanisme archaïque, inexplicable, à travers lequel depuis trois mille ans ont pu se structurer successivement toutes nos visions du monde, c'est lui qu'à l'instant précis où il se produit tentent de fixer les nouveaux tableaux de Dalbis . Comme tous les instants extrêmes de la pensée, celui-ci ne saurait perdurer qu'en s'affaiblissant ou en se répétant. Mais si leur devenir ne saurait-être prévisible, ces oeuvres auront saisi pour un instant ce qui , selon Diderot, ne saurait être compris que par les peintres , l'essentiel en peinture. |