FRANCOISE DUCROS 2017 LA PEINTURE MEMORIELLE D’ERIC DALBIS La peinture contemporaine se développe aujourd’hui dans un contexte qui s’est complexifié par rapport à celui qui a prévalu jusqu’alors. Si l’évolution du rapport à l’image a pu fragiliser sa position, elle conduit à la considérer sous l’angle de lectures nouvelles. La peinture a occupé un rang considéré comme supérieur mais l’affirmation selon laquelle elle serait l’expression même de l’activité de la pensée et de la sensibilité ne parvient plus à lui octroyer cette forme de reconnaissance qui la légitimait ipso facto comme l’art suprême. Ce discours critique paraît s’être épuisé pour plusieurs raisons. Il semble ne plus répondre, en particulier, à l’extension des nouvelles pratiques artistiques où l’intrusion des technologies et où l’extension croissante des images paraissent la renvoyer à des pratiques artistiques jugées obsolètes. Cela est tout particulièrement vrai lorsqu’elle s’est retirée de la représentation au profit de l’abstraction mais il serait toutefois présomptueux de considérer qu’elle a perdu toute considération alors qu’elle continue à détenir une place manifeste dans l’art contemporain. C’est en ce sens que la peinture d’Eric Dalbis nous paraît appeler une discussion. Alors que beaucoup d’artistes rejetaient sa pratique, Dalbis a considéré que la forme du tableau, que le procédé de la peinture à l’huile et que la mise en demeure de la représentation lui offraient de nouvelles possibilités artistiques. Plusieurs indices manifestent qu’il a mobilisé son énergie sur une voie qui entend relier la peinture à une histoire tout en la projetant dans une problématique qu’il semble partager avec quelques autres artistes contemporains et qui le rapprocherait de certains tableaux d’Antonio Calderara, par exemple, ou de Pierre Schwermann bien que le propos soit différent. De manière plus lointaine, elle affirme un dialogue avec des figures majeures du modernisme qu’il s’agisse de Malevitch et de son rapport à l’icône ou de Josef Albers jouant sur l’interaction des couleurs. L’effet qui se dégage du jeu de surface chromatique à surface chromatique provoque une intense vibration lumineuse. Elle possède une dimension particulière qu’il est difficile de qualifier rapidement. Ce sont les artistes américains Ad Reinhardt et Robert Ryman qui ont donné à Eric Dalbis le goût de la peinture. Quant à la découverte des peintres italiens du XVIème siècle, Pontormo et Tintoret, elle l’a conduit à s’écarter du rejet de toute considération sur la pratique du métier pictural. Si la découverte de la peinture américaine des années 60 a constitué l’une des références lui ayant permis de se saisir de la peinture comme l’objet du tableau, Dalbis a resitué rapidement la tradition de la peinture ancienne au centre de ses recherches. Un voyage en Italie lui a permis de découvrir la sensibilité chromatique singulière des maniéristes et à l’occasion d’une visite de la Biennale de Venise, il rencontre avec éblouissement l’œuvre de Tintoret. Une ambition le conduit à réorganiser progressivement son approche du tableau afin de mêler le jeu de la diachronie et de la synchronie en abolissant la distance entre le passé et le présent. En s’étant replacé dans une perspective européenne, Eric Dalbis a répondu à l’une des dimensions des années 1980 façonnées par les contradictions propres à la sensibilité postmoderne bien qu’il ne cherche pas à souscrire aux recherches sur la citation et sur l’appropriation. Dans ce contexte qui voit surgir le sentiment de la perte de l’aura comme de l’histoire, le geste du peintre laissant son empreinte matiériste sur la surface picturale reste essentiellement autographique. Mais il acquiert une dimension différente de celle qui prévalait avec les grandes expansions lyriques à dimension existentielle. Alors que les recherches expressionnistes ou informelles pouvaient signifier qu’elles revendiquaient les trainées boueuses comme l’enregistrement d’une stase vitale, Eric Dalbis va commencer à les associer à un processus mémoriel. Dans les tableaux des années 1982-83, les couches picturales bien qu’elles paraissent désordonnées, se superposent pour resserrer le champ pictural sur sa partie centrale. Cette manière de concevoir l’organisation de la surface lui permet le plus souvent d’éclaircir par un blanc de plomb sa partie centrale afin de l’isoler sur un fond sombre. Sur cet écran, il fait apparaître par un trait extrêmement fin, le tracé d’un dessin, les contours d’un corps ou de plusieurs corps. Celui-ci est, le plus souvent, masculin mais il peut aussi être féminin. Des dessins au fusain sur papier rehaussés parfois de pastel sont exécutés parallèlement. Ils évoquent une manière académique, celle d’un Pontormo par exemple, sans que Dalbis envisage sa démarche sous l’angle d’un rappel au disegno des maîtres anciens. Le tremblement du trait traçant ces académies, qui peuvent paraître en total décalage avec l’abstraction de ses tableaux, indique dans une tautologie que la peinture fait corps avec son histoire et probablement avec le vécu de l’artiste. Il contraste totalement avec l’indépendance de la couleur et la sonorité de ses accords. L’incandescence d’un rouge cramoisi, la solidité d’un bleu cobalt, l’incertaine tonalité d’un jaune cadmium, la superposition des plages de couleurs ne sont présentes que pour manifester et probablement réhabiliter l’état physique de la substance des pigments chromatiques. Une part d’improvisation lui permet de constituer la surface picturale sous la forme, selon l’expression de l’artiste, d’une « mémoire d’affects ». Ces effets de matières pourraient évoquer les hautes pâtes d’un Jean Fautrier mais ils acquièrent un tout autre sens que celui de la dramaturgie apocalyptique du peintre des Otages. Ils témoignent d’une recherche anxieuse voulant affirmer les paradoxes d’une peinture fondée sur l’entrelacs des continuités et des ruptures à l’instar d’une époque prise dans le tissu des contradictions déclenchées par l’éclatement de la vision linéaire de l’histoire de l’art comme de ses référents iconiques. Ce parti pris personnel, qui peut se lire comme une manière de contenir son propre temps, l’a conduit à se saisir des contraintes liées aux pigments traditionnels. Il est possible de considérer dans cette attitude à l’égard de la physico-chimie de son médium, la volonté de faire remonter des situations psychiques ou des affects au travers de la peinture. Eric Dalbis résout ce que cette orientation de sa démarche peut revêtir de désuétude par un désir de redécouverte du métier pictural. Il procède, ainsi qu’il le dit lui-même, avec beaucoup d’errances et avec beaucoup d’anxiété. Il reprend, en particulier, la méthode picturale des recouvrements successifs employées par Le Titien et, comme Gérard Garouste l’a souligné à propos de sa démarche personnelle, cette redécouverte est traversée par des moments de crises et d’incertitudes. 2. L’évolution d’Eric Dalbis l’a conduit progressivement à supprimer la représentation de la figure tout en conservant dans la partie centrale du tableau une surface plus claire qui se distingue ou se confond avec son arrière-fond. Une telle conception de l’espace plastique évoque les icônes dans lesquelles il perçoit l’expression même de l’antagonisme entre la matière et l’immatériel. Il paraît faire référence à l’une des thématiques rattachées à la peinture ancienne comme le voile de Sainte Véronique, bien que le visage christique ait été évacué pour laisser place à la mutité des plages de couleurs avec des rehauts, des passages, des vibrations dans lesquels il excelle. Le corps, répète-t-il, est encore présent mais il s’absente en raison du processus de recouvrements successifs faisant apparaître des fractures chromatiques dans la constitution du tissu pictural. Eric Dalbis, dont les tableaux sont montrés régulièrement dans des expositions en France et à l’étranger, en particulier par la galerie Montenay à Paris, renonce progressivement à l’ardeur dont témoignait leur facture expressive. Ce changement est-il lié à la façon dont la peinture, qui avait effectué un retour spectaculaire et contesté sur la scène artistique dans le cours des années 80, tend à s’effacer au profit d’autres démarches artistiques fondées, en particulier, sur la photographie ? Il est probable que la modification de son approche du tableau lui soit liée. Mais si elle l’a été, elle aura nécessité un remaniement profond de la symbolisation du procédé pictural. Cette évolution se produit à la Villa Médicis à Rome dans les années 1991-92. Elle est consolidée par la suite dans le cadre d’une recherche pour laquelle il fait appel aux conseils du spécialiste de la restauration Gilbert Delcroix, (ancien directeur de l’IFROA installé sur le site des Gobelins à Paris et auteur avec M.Havel de l’ouvrage « Phénomènes physiques et peinture artistique » ) . La mise au point d’un procédé pictural associe la constitution d’un support absorbant à base de plâtre et de colle à la superposition de couches de carbonate de plomb selon un ancien procédé en vigueur au XVème siècle. Le procédé est caractérisé par la lenteur de son exécution car il implique que le temps du séchage, qui correspond à l’ absorption physico-chimique des plans colorés, soit respecté. Il permet de mettre en œuvre des effets de strates parfaitement homogènes unifiant le champ pictural sur la partie centrale par une plage colorée homogène tandis que les différentes couches chromatiques demeurent visibles sur les bords comme si elles constituaient le cadre de la partie centrale. Lorsque j’ai rendu visite à Eric Dalbis dans son atelier par une lumière hivernale, la présence d’un miroir accroché au mur m’a surprise. Son cadre ornementé dans lequel j’apercevais le reflet d’un tableau sur son chevalet m’a interrogé. Le miroir, on le sait, constitue un rappel fascinant de la doctrine de la mimésis vis à vis de laquelle il ne présente que le mutisme du reflet. Cette mise en situation de la peinture avait quelque chose de déroutant dans la mesure où je découvrais dans l’atelier une situation de la peinture qui puisait ses origines dans une histoire très différente et, d’une certaine façon, une histoire antagoniste. Mais cette explication me paraît être à la fois trop simple car j’observe que le cadre du miroir a été repeint en blanc et qu’il tend à appartenir à la même histoire que les murs blancs de l’atelier. Face aux surfaces abstraites de la peinture, le reflet cristallin des choses matérielles signifie autre chose. Son évanescence potentielle témoigne de la présence d’une forme de vanité mélancolique comme le signifient certaines vanités de la peinture ancienne. Ce que je voyais dans le miroir, c’étaient les outils de l’artiste, les tubes, les pinceaux, les fioles, les assiettes en carton sur lesquelles sont préparés les mélanges, par conséquent, la réalité matérielle de son travail de peintre mais aussi la vie de l’artiste consacrant son temps à la peinture ou au tableau. III. L’impact de la mutation technologique sur le médium pictural est devenu une vieille question. La formation de l’impressionnisme et de son interprétation de la réalité comme phénomène lumineux et chromatique ouvrant la voie à un des pans de l’histoire de la peinture abstraite lui est probablement liée. Les impressionnistes se sont tenus à l’écart de la photographie mais il n’est pas impossible que leur approche de la peinture soit issue d’une convergence possible avec le développement de la photographie. Un critique anonyme n’écrivait-il pas, vers 1850, que l’évolution des procédés photographiques avait pour effet « de rendre plus rapide l’impressionnement de la couche sensible ». Le terme d’ « impressionnement » paraît anticiper la formation de celui d’impressionnisme bien qu’il soit difficile d’établir un lien direct entre la photographie et la peinture. Cependant, les deux pratiques artistiques concurrentes pourraient avoir été reliées l’une à l’autre par le partage de cette question, celle de la lumière comme l’agent provoquant une « impression » sur le centre sensitif du système nerveux. Si cette impression forme une image, un spécialiste de la physiologie de l’œil soulignait à cette époque où se développa l’industrialisation que « les couleurs les plus impressionnantes sont après le blanc, le blanc clair, le fauve, le lilas, le rose, le violet ». Ce sont des couleurs que l’on trouve dans les tableaux de Claude Monet mais aussi dans ceux des fauves comme Georges Braque avant son passage au cubisme. Nous les retrouvons dans la peinture d’Eric Dalbis comme si elle procédait à une forme d’enregistrement lumineux dont le contenu s’avère cependant étranger à celui des manifestes de la modernité. Dans une série de tableaux de format rectangulaire, exécutés en , les bordures verticales et la partie centrale sont identiquement colorées, tandis que deux bandes aux couleurs différentes aux contours saccadés les séparent. La sécheresse volontaire de leur tracé se retrouve dans le dessin de la bordure supérieure. Ces tableaux, de pures abstractions, ne sont pas sans évoquer une sorte de porte ou de seuil alchimique préfigurant la suite des tableaux qui vont être reconduits les uns à la suite des autres sans qu’aucune limite ne soit donnée à cette entreprise. Si le tracé des bords s’assouplit, la matière picturale s’affine et elle gagne en substance. Le procédé pictural devient un process physico-chimique permettant au tableau d’évoluer très lentement dans le temps sous la forme de la remontée à la surface des couches invisibles. Mais s’interroger sur cette approche conduit à la considérer selon une perspective liée à son exécution et à son devenir. Le processus se rapproche de celui de la mémoire comparé par Freud à un bloc-notes magique sur lequel apparaît puis disparaît l’enregistrement des traces mnésiques produisant les dynamiques masquées de l’inconscient de la vie psychique. Alors qu’Eric Dalbis a renoncé au dessin néo-académique qu’il pratiquait avec tant d’aisance, il a commencé à inscrire au fusain sur le revers de la toile une sorte de formulation composée de chiffres et de lettres. Les chiffres correspondent aux dates de ses interventions tandis que les lettres désignent les différents pigments utilisés. Cette formule est justifiée par l’artiste comme un moyen mnémotechnique destiné à lui rappeler ses interventions et les caractéristiques des pigments utilisés. Ces mentions ne permettent pas de considérer que le tableau peut être refait à l’identique. La démarche d’Eric Dalbis tend à donner raison à Nelson Goodman lorsqu’il écrit que la peinture est un art à une seule phase quelque soit ses révisions spécifiques. Le processus peut être identifié au repentir qui permet à l’artiste de modifier un détail de la composition et qui nécessite, pour des raisons techniques, l’isolement de la couche picturale par le recours à un vernis. Il tend à signaler la dimension immanente du fait pictural par une inscription dont le marquage, au revers du tableau, tend à identifier la situation de la peinture à l’écriture sous la forme d’un « paratexte » qui la représente de manière symbolique. D’une certaine façon, elle tend à montrer que l’exécution du tableau s’écrit et qu’elle dépasse une forme d’autographie sans pour autant entrer dans celle de l’allographie dans la mesure où elle ne peut pas permettre de réaliser un autre tableau à l’identique.Cette démarche se situe sur un tout autre plan. Le discours sur la peinture tend à l’inscrire dans le mythe vitaliste du créateur mais ce mythe tend à s’effacer en raison de l’importance que la nouvelle critique d’art confère au concept de l’indice. La peinture, si elle est considérée comme la trace de l’activité de son auteur, tend à devenir une évocation fantomatique de celui dont elle est l’émanation directe. Cependant, les analyses privilégiant la valeur indicielle concernent plus particulièrement la photographie et, plus spécifiquement, les procédés physico-chimique de la photographie argentique. Si la peinture d’Eric Dalbis me paraît être assez proche de la situation de la photographie, dans la mesure où la superposition des couches picturales peut être considérée comme une superposition d’enregistrements successifs, elle s’en distingue d’une manière très spécifique. Elle répond plutôt au désir de son auteur de situer son action dans une sorte de relation temporelle. Il est possible d’interpréter le détachement laissant agir le médium comme le signe de l’expérience d’un inachèvement. Elle engage l’impossibilité d’achever le tableau tout en déléguant cette impossibilité à la vie organique du médium. Le tableau est terminé sans qu’il le soit définitivement puisque son exécution est interrompue afin de le laisser agir silencieusement hors de toute action. Les transformations attendues ont moins pour fonction de modifier l’état du tableau que de rendre visible le temps et de conférer à l’œuvre une forme d’ouverture permanente. Il y aurait ainsi dans cette activation singulière du médium pictural une forme d’enregistrement lumineux destiné à signifier en son absence, la présence de l’artiste. Françoise Ducros |