MICHEL PAGNOUX (Second état, septembre 2011.) Eric Dalbis. De la probité picturale. Il est de ces mots dont personne ne semble vouloir, inutiles ou inadéquats, désuets ou obsolètes. De ce lexique négligé, l'on peut ça et là repêcher de ces perles, délaissées par inadvertance ou calcul. Ainsi du mot pictural et de son corollaire picturalité. Les dictionnaires en disent le moins possible. Et pauvrement, à proportion de leur infortune. Le pictural pourtant n'est autre que l'art du peintre. Ce qu'un peintre nomme sa peinture, sinon La peinture. Sa façon de la penser et de la produire, de l'adopter au détriment de toute autre. La picturalité, c'est ce qui mange la vie du peintre, le laisse chaque jour insatisfait et plus décidé que jamais. Le pictural est ce qui rend la peinture incessante. C’est la privauté du peintre tout autant, sa marque comme sa qualité, son viatique et son destin. Est pictural, dans une œuvre peintre, rien de moins que ce qui est peint, comme c'est peint. Est picturale la manière qu'a un peintre de peindre. Est pictural qui est peint avec éminence. Et en ce qui est peint se cumulent le fond et la forme, le motif et sa traduction. Avec probité. Avec talent. Le génie du Titien réside dans sa picturalité à nulle autre pareille. L'on aura dit de lui, formule éclairante, qu'il est "le peintre des peintres". La picturalité, pour ce qu’elle est, n'intéresserait donc personne, hormis les peintres ? Ce que l’on voit pourtant d’un tableau, et non ce que l’on interprète ou que l’on dénote, se trouve être la peinture même, qui n’est autre à son tour que l’être signifiant de l’œuvre peinte, tel qu’il s’adresse à nous, à notre regard comme à notre entendement. Le pictural réside à la conjonction de la volonté, des choix de fond, de la discipline ouvragière et de l'approfondissement, du travail et du talent. C'est un bienfait partagé. En ce bienfait, l'œuvre se tient. A chacune des Histoires de l'art traitant de la peinture manque toujours, manque sans exception, comme par fatalité, l'étude picturale des œuvres abordées. Nous a-t-on enseigné comment et pourquoi peignaient Poussin ou Cézanne ? Bonnard ou Rothko ?. Le peintre seul verrait-il clair en pareille question ? Question boutiquière. La pratique picturale se voit à l’inverse renvoyée à cette expression triviale de "cuisine des peintres", cuisine détachée de ce qu'elle cuisinerait, causes, mets et ingrédients, manière d'artisanat domestique et répétitif dont la raison échappe, travail de la main sans esprit, mécanique quotidienne espiègle ou effet des effluves de la térébenthine. Silence, le peintre cuisine… Tout au contraire, le pictural est la belle langue, appropriée et souveraine, telle qu’elle porte la pensée la plus adéquate à son objet comme à son projet. Langue que l'on reconnaît à l'écrivain des plus rares, au poète parfois et que l'on ignore du peintre, dont l’on exclut qu'il ait pu délibérer de l'objet de son œuvre. Or, on le voit bien − si l'on voit −, le pictural est la peinture même, non pas son médium ni son véhicule, mais bien son fonds essentiel, sa substance – nourricière si l'on garde la métaphore cuisinière −, sa cause et sa raison. Mais combien il paraît incongru de se convaincre de pareille évidence : le peintre peint. Ce faisant, il rassemble son dire, précise son propos et l’éclaire. Il sait la peinture parlante. Il se trouve peu de peintres, parmi le peu de peintres encore à même de favoriser nos regards aujourd'hui, à vouloir atteindre de la peinture le point le plus élevé qu'elle puisse offrir. L'image domine les tableaux de toute sa hauteur, de tous ses attraits et reçoit les faveurs. Image le plus souvent sans richesse picturale, son auteur lui préférant le potentiel expressif et la convenance moderne. Trait d'époque. Eric Dalbis n’active de conflit ni avec l'image, ni avec son temps. Il les vit, mais hors son tableau. Sa pratique du dessin y recourt, déjà cependant du côté de l'intemporel. Mais de la peinture il espère autre chose encore et l'atteint, quelque part du côté de la couleur, picturale justement, du côté de son ciel, de la manière de le poser, ce ciel, en un tableau plus haut que le précédent. Altitude de l'œuvre peinte. Altitude, "si ce mot est encore susceptible de signifier à la fois élévation et profondeur", soulignait le grand poète André du Bouchet devant Baudelaire. (1) Altitude alors. Et ce sont ces grands pans qui dévorent l'espace, où il se reconnait et se découvre, où il s'élargit, dans le cours de son engendrement et de son expansion. Non pas de ces enclos qui se referment sur eux-mêmes, comme on en a tant vus en peinture, mais bien l'air et son élévation sans contrôle, sa sublimation, son aspiration à la hauteur et à l'envergure. Et ce que l'on voit alors, c'est bien qu'une picturalité altière, non pas simplement chair de la peinture, en est la part substantifique, le trait constant, la part sempiternelle, le corps et l'âme dans leur entier. André du Bouchet, toujours, nomme dehors ce qui est monde, l'en-dehors de soi, cet au-delà qui comporte l'ouvert, cher aussi bien à Rilke qu'à Hölderlin ou à Merleau-Ponty. Dehors, où règnent aussi bien, inséparablement, le vide et le néant que la plénitude du monde. Etre monde et au monde. Y peindre ce ressenti, une âme enfouie dirait-on, un berceau premier, que n'atteint pas l'intempérie des époques, que la peinture aussi bien, ne l'ignorant pas, choisit de recouvrir de son voile pictural comme pour le préserver. La peinture d'Eric Dalbis serait ce monde à découvert, comme nous y aspirons et comme il nous aspire. Une proposition de monde. N'y voir aucune félicité, ni paradis avéré, espéré ou artificiel. Mais y déceler le mouvement qui nous porte et l’embûche à chaque pas, n’était ce voile favorable, sauvant de ce qu'il recouvre. Et cela, cet avènement, c'est par d'inlassables questions de peinture qu'il y atteint. Par les jours d'atelier, le tracas de la nécessité matérielle, ouvrière, picturale et cet état, cet ailleurs d'où il faut œuvrer au péril du vide. Probité de la picturalité. Palette rare et stature dressée de la chose peinte : un tableau. Un tableau où l’on aborde, en parfait dégagement de soi, oubli consenti des douleurs anciennes et des anxiétés intimes qui paralysent. L'on ne se défait pas de sa biographie, mais l'on s'éloigne, ne serait-ce qu'un temps, de la part de soi qui assume de soutenir l'insoutenable. Dégagement, éloignement pour mieux revenir au centre partagé qu'est le monde, par des tableaux de peinture offerts en partage depuis l'œuvre d'un seul. Œuvre dès lors de tout temps, − "soyons de toujours" −, propre déjà à franchir ses lendemains sans plus se retourner vers ses causes premières. Et d'une beauté… Mot retrouvé lui aussi dans de vieux dictionnaires délaissés, ravivé, retrouvant ses couleurs à l'occasion, comme ici, devant de pareils tableaux qui emportent. La beauté, pourtant… Nous aurons tant aimé de splendides tableaux. Alors, ces pans de couleurs fines, ces plages infinies, cette légère vibration du temps, de la lumière dans le temps, horloge sempiternelle autant que passagère… Et ces couleurs nappées, ces voiles superposés, posés de loin en loin, à peine et prestement, flottant au gré des jours : « couleurs là-bas», note Philippe Jaccottet (2). Au gré de la patience, de l'insistance. C'est le fil des jours, tels qu'ils passent et gouvernent la vie, tels que la lumière les traverse. Les tableaux de la vie d'un peintre. Et ses jours. On ne les compte pas. Ou plus. A peine si on les retrouve, indistincts, mêlés, mais dressés dans l'air qui les porte, à l'attache du mur où ils rayonnent. Telle est la peinture quand elle a renoncé à toute tentation de l’excès ― « dans l’excès, le peu est là » confirme le poète (3) ―, pour ne s'adonner au fond qu'à sa propre dissémination dans l'espace et le temps. Mouvement de toute destinée, sur son trajet. Quelque chose poudroie dans la lumière. Et se dilapide dans le jour. Leçon de l'air. Pages d’air. L'air que l'on ne voit pas, dont la peinture a fait son empire et qu'elle donne, offrande des jours peints, de toute son étendue et qui accueille alors. Tels sont, parfois, les tableaux de peinture, des êtres en vis-à-vis dans l’air alentour où l’air, lui-même, figure. Des rencontres. Des conversations avec le dehors, ou bien des songes, comme ils se proposent. Le silence aussi bien, ou le mutisme. Des rencontres passagères et volatiles, fragilités diaphanes qui vont et passent, marquent l'esprit, l’emportent et semblent se retirer aussi vite qu'elles se sont offertes. Aux tableaux, il faut revenir, se dessaisir de soi, les laisser vous prendre et les quitter, pour mieux se retrouver. Tableaux passagers, sur leur lancée et qui déjà s'éloignent. L'on tente bien de s'en assurer ; aussitôt, cabrés, ils se retirent. Et l'on devra, pour les accueillir, se confier à leur façon d'être là, légère, sans pesée : leur patiente insistance vient à bout de nous. Rien d'impérieux, rien de catégorique. Simplement une présence offerte en partage. Et ce dialogue muet, comme l’on se tient, reculé en soi où l’on a fait silence, quand tout n’est plus que vibration, « admirable tremblement du temps » (4). Alors, de ce que l’on voit et reçoit, rien qui se laisse décrire. Rien à dépeindre. Nulle image à franchir, nulle contingence à relever, nul récit à suivre, nulle romance commode, nulle relation édifiante. L'on est livré à un champ sans repère coutumier, où rien ne fixe, sans vis-à-vis qui vous commande, sans conversation convenue, sans échange de bon aloi. L'on est seul bel et bien et l'on doit s'en suffire. Par l'entregent d'un tableau. Il convie. Il retient. L’on y est.Un tableau et soi-même, aussitôt, n'étant qu'un.Debout, s'y perdre pour mieux s'y retrouver.Cela est peint. M. Pagnoux. (Second état, septembre 2011.) Altitude. André du Bouchet, Baudelaire irrémédiable, Paris, Deyrolle éditeur, 1993, p. 7, puis in Aveuglante ou banale, Paris, Le bruit du temps, 2011, p.89. Philippe Jaccottet, Couleurs là-bas, in Et néanmoins, Paris, Gallimard, 2003, p. 63 : « comme si l’on avait déposé sur les choses des couches de peinture extrêmement minces, qui laisseraient passer un peu d’une luminosité qui viendrait d’en dessous […]. Couleurs nettes, oui, fragiles, oui, comme du verre ; mais surtout brèves, saisies avant l’imminence de leur extinction. […] Quelque chose, aussi, d’ultime, ou mieux, de pénultième […] un autre état des couleurs, quelque chose comme leur propre souvenir, leur adieu contenu dans leur présence […]. Sans absolument rien de spectral ou d'occulte. » André du Bouchet, Annotations sur l’espace non datées (carnet 3), Montpellier, Fata Morgana, 2000, p. 81.Admirable tremblement du temps. Chateaubriand, La vie de Rancé, phrase reprise comme titre d’ouvrage par Gaétan Picon, Genève, Les sentiers de la création, Editions Skira, 1970. |